La désinformation, objectif et méthode
Dans le journal Fakir du mois de mai, un journaliste explique son boulot. (Moi, journaliste fantôme au service des lobbies… – Journal Fakir (fakirpresse.info).) On lui demande d’écrire des articles et on lui dit quoi dire. Cela lui permet de vivre. Mais un jour on lui demande d’écrire un article sur François Ruffin, quelque chose de méchant. Et il va voir Ruffin et les journalistes de son journal et il leur explique à quel problème il est confronté. Pour le tirer d’affaires, Fakir décide d’écrire lui-même l’article méchant en question. Sans doute un texte plein de clichés, aussi faux que possible, facile à démentir. Et ça marche. L’article est publié. Finalement, le journaliste jette l’éponge, il arrête d’écrire des articles qui sont en fait des commandes, qui servent à blanchir les uns, à salir les autres, et qui paraissent dans toutes sortes de webzines, de médias alternatifs.
Ce n’est pas étonnant. Même les rapports de la banque mondiale sont fabriqués, orientés, de manière à servir les intérêts des multinationales. Mais quelle est la limite ? Est-ce qu’il y a un seul article qui ne raconte pas des salades ? A-t-on affaire à une exception ou à la règle ? Est-ce que le même principe ne commande pas le travail des journalistes de rédactions connues ? Des médias mainstream ? Les lobbies leur prépareraient le terrain. On commencerait par écrire dans un média réputé alternatif un truc un peu trash, qui vante par exemple les mérites de X ou de Z alors que X ou Z fraudent, se mettent de l’argent en poche, mettent la santé en danger, voire perturbent le climat ? Ou alors c’est plus subtil que ça. Il vaut mieux dire quelque chose de mal, mais que l’on pourra aisément démentir. Les journalistes des grands médias n’auraient plus ensuite qu’à répéter la même chose, les mêmes arguments, ou à démentir en protestant. Et ce ne sera pas faux. Ils pourront mentir confortablement. Leur conscience en sera moins affectée. Est-ce que tout ça n’est pas organisé ? On ne pourrait tout simplement pas contester, dire la vérité, proposer une autre approche de la réalité.
D’un autre côté, il est tellement difficile de faire la part des choses. Il y a débat. On parle de quelque chose. C’est déjà ça.
Mais on étouffe le débat en parlant de quelque chose aussi, en en parlant d’une certaine manière, en montant en épingle une anecdote, un fait parmi d’autres, en réduisant excessivement le champ de vision du lecteur. En parlant des mœurs un peu délirantes de la junte militaire thaïlandaise, en les trouvant amusantes, on les banalise en quelque sorte. On en fait une sorte d’exotisme vaguement attachant. On ne parvient plus à voir les choses autrement. On ne parvient pas à regarder cette junte avec d’autres yeux. On ne sait rien de plus d’elle que l’aspect excentrique de son accoutrement, et ses méthodes un peu expéditives passent au second plan. Dans la tête des gens, les idées à son sujet se mettent en place en un tournemain : ce ne sont assurément pas des criminels, comme tant d’autres. C’est la fameuse question du dévoilement qui est voilement en même temps. Pour beaucoup de journalistes la désinformation est le seul business qui les fait vivre. D’un autre côté, on écrit des articles pour discréditer un dirigeant qui a scrupuleusement organisé des élections démocratiques, qui est tous les jours confronté aux exactions de milices fascisantes et d’organisations paramilitaires. Gageons que Gustavo Petro aura quelques problèmes. À moins que la C.I.A. ne l’ait retourné depuis longtemps.
D’un autre côté, au journal La Décroissance, ou chez Fakir, chez Médor, en Belgique, dans d’autres médias de ce genre, chez Kairos, on cherche, on creuse, et essaie d’aller au fond des choses, mais forcément on passe son temps à démentir des rumeurs, à critiquer des idées reçues. Et on finit par rigoler, tellement tout est gros, énorme. On n’en peut plus de rigoler. C’est tellement énorme. Mais bon, quand on se dit que TOUTES LES SOCIETES PHARMACEUTIQUES FRAUDENT, MENTENT, corrompent, et se font passer pour des anges ! Bon, si ça sert, si c’est utile, s’il n’y a pas moyen de faire autrement, de soigner les gens ? Mais il y a moyen de faire autrement. Et quand un médicament est dangereux, on a toutes les peines du monde à en interdire la vente. Pfitzer a déjà payé des dizaines de milliards d’amende.
Socrate est mort pour la même raison, à cause de la somme des calomnies qu’on a colportées à son sujet parce qu’il démontait les arguments faux des sophistes. Ce sont les sophistes qui le condamnent à mort. En fait, c’est l’establishment. La désinformation est un vieux problème. C’est quand on en est victime qu’on en saisit le caractère destructeur.
Tout est tellement, comment dire, galvaudé, disons, que tant qu’à faire ? Mais où va-t-on avec ce raisonnement-là ? En fin de compte, c’est le jeu que jouent tant de gens, un peu partout, que, peut-être, certains se disent que c’est la seule chose à faire ? Les autres font la même chose. Peut-être, est-ce cela la pensée unique ? Une pensée complètement trafiquée, artificielle. Un truc organisé à coups de nouvelles, de scoops qui sont tous des restrictions d’éclairage? Mais on peut fausser l’affaire quand même. Parfois. Dans certaines limites. En se moquant des procédés utilisés.
Ici, pour aider un journaliste, Fakir étouffe l’affaire. Il donne le change. L’Hebdo français qui est parmi les plus critiques rassure l’adversaire qui a droit à son article rempli de salades à son sujet. De toute façon, nul n’est parfait. Il y a toujours une autocritique à faire. Même quand on pense qu’on est rigoureux, critique, qu’on ne laisse rien au hasard. C’est l’occasion ou jamais. On laisse toujours des faits dans l’ombre. On résume toujours un peu les choses. On les arrange parfois quand même un tout petit peu. Les gens de pouvoir, eux, ils assument. Ils ont affaire à d’autres gens de pouvoir qui se servent des mêmes moyens qu’eux.
Pour aider un copain, qui va décider de jeter l’éponge quand même ?
Il y a la parution après coup d’une mise au point, d’une dénonciation de cette désinformation systématique. Sous la forme d’un scoop. C’est un donnant donnant. Cette dénonciation révèle l’existence de pratiques dont il est assez peu question, de toute une organisation de l’information.
Il s’agit de fabriquer des lieux communs, des poncifs, auxquels l’opinion publique elle-même va souscrire, que tout un petit monde va colporter, commenter, en affichant une mine outrée, indignée, fâchée. On aboutit alors à des croyances d’ordre symbolique. Ce à quoi une philosophe comme Isabelle Stengers essaie d’opposer le sens commun, mais réussit surtout à compliquer encore les choses. En revenir à la chose même, à l’essentiel, est devenu une tâche fondamentale pour tenter de nous tirer d’affaires face à une accumulation de dangers et de menaces comme l’humanité n’en a probablement jamais connus.