La culture et le monde de la culture

Avanti populo!

La culture et le monde de la culture

ready-made

Le dernier Médor évoque le rapport entre la crise sanitaire et la culture. Et il se pose la question de savoir quel rôle joue la culture, à quel point la culture est importante, si elle est utile ou inutile ? Il pose la question, mais de manière assez classique, sans trop approfondir les choses. Il n’y consacre pas un véritable article. Il fait plutôt une constatation qu’un constat. Il y a 250.000 travailleurs dans la culture en Belgique, y écrit-on. Et tous ces gens sont renvoyés aux calendes grecques, bref ils n’ont plus le droit d’exercer leur profession. Bien sûr, il faut manger, il faut se nourrir, lit-on, mais même si elle ne rapportait rien, la culture serait utile. Et de tenter de dire une fois de plus pourquoi la culture, en fin de compte, c’est utile. Combien payeriez-vous pour cette danse, ce film venu frapper aux portes de votre âme pour vous faire fondre ? 1

Ce texte laisse un peu sur sa faim. On se pose souvent cette question : celle de l’utilité de la culture. Mais on ne réfléchit jamais à fond. On essaie de trouver des mots pour parler d’une expérience. Mais on ne dit pas réellement pourquoi cette expérience en fin de compte est utile, aussi essentiel que ce qui a la réputation d’être essentiel. À cause de cela, les gens continuent à se demander si la culture au fond, ça compte, si l’art a de l’importance, ils sont sensibles aux arguments de ceux qui trouvent que la culture n’a pas le même degré d’utilité que d’autres occupations professionnelles.

C’est l’occasion ou jamais de tenter d’en dire un peu plus.

Les artistes se sentent concernés. Ils trouvent surtout qu’on aurait pu atténuer les choses. Ou aménager quelque chose. Présenter les choses autrement. Faire un plus grand cas de tous ceux qui sont privés de revenus, de sens quasiment, dont l’avenir est remis en cause. Ils se sentent tenus de défendre leur profession, de justifier le bien-fondé de leur activité.

La question n’est pas là, me dira-t-on. Le problème, c’est qu’il faut faire un choix. Il faut éviter des rassemblements, limiter les contacts. Il y a des activités vitales : dormir, se nourrir. Bien d’accord. Néanmoins, l’anathème est jeté. Le terme essentiel est malheureux. On aurait pu dire vital.

On ne se rend pas compte, mais les artistes, ça cherche, ça trouve plein de choses, ça en fait plein, ça permet aux gens de mieux se connaître, de comprendre en profondeur ce qui les agite, cela a une formidable expérience de la réalité sociale, une expérience tout terrain. Ça porte un regard extérieur sur la vie, le monde, la société. Et ce regard est vital. Ça permet aux autres de bosser, de ne pas se poser sans cesse des questions inutiles, de remplir leurs tâches soi-disant essentielles, en posant des questions essentielles justement, ça leur permet de rêver, de donner un sens à leur vie, quand il finit par manquer. Ça leur permet aussi de comprendre un tout petit peu dans quel monde ils vivent, de ne pas être obligé de croire absolument tout ce que ceux qui contrôlent la parole, les médias, ont décidé de leur faire accroire pour toutes sortes de motifs. Qu’on ne me dise pas que la crédulité est quelque chose d’uniquement positif, d’utile !

On dit beaucoup de bien des artistes, de l’art en général. On en fait même parfois des héros. Telle est un peu la vision de Médor. Pour ne pas parler des autres. Pour une grande partie de la classe moyenne dite supérieure, l’art, c’est une peu le bon dieu d’autrefois. Tout le monde veut avoir un four à poterie chez lui. Dans les grandes villes, la foule se presse plus que jamais dans les salles de spectacle ou au concert. Ou du moins, elle s’y pressait. Les jeunes ont leurs concerts à eux qui réunissent parfois des dizaines de milliers de gens alors que les places se vendent à un prix prohibitif. Ils allaient encore à de tels concerts il y a deux ans. Il existe un marché de l’art qui représente des centaines de milliards de chiffre d’affaires. Les salles de vente, elles n’ont jamais fermé.

Il ne faut cependant pas se raconter d’histoires non plus au sujet de la culture, ou de l’art. En massifiant l’art, l’état, les élites contrôlent les jeunes, les vieux, les gentils quadras, les trentenaires. En leur vendant des stars, des vedettes, des films sur mesure, qui ne bousculent personne, ou juste un peu, juste assez pour qu’on dise que c’est osé.

Même dans l’Ancien régime les artistes étaient plus audacieux.

Il y a un problème au niveau de la culture. Il y a culture et culture. Le monde de la culture n’est pas toujours non plus ce milieu hyper-sympathique que l’on dit. Si les gens pensent comme ça aujourd’hui, s’ils distinguent les métiers essentiels des métiers inessentiels, c’est un peu à cause de la culture. Je m’avance peut-être beaucoup parce que les artistes sont aussi ceux qui proclament avec le plus de force le contraire, que leur métier aussi, comme d’autres métiers jugés parfois moins utiles, a un côté essentiel, qui nient que certains métiers soient moins essentiels que d’autres Forcément. Mais si on est utilitaristes, c’est en partie à cause de la culture quand même. Y compris à cause de la culture marxiste du reste. Quelle est la valeur d’usage d’une pièce de théâtre ? Pour beaucoup de marxistes, la culture reste une partie de l’idéologie au service d’une superstructure. C’est la culture qui détermine quelles sont les idées d’une société donnée. Ce ne sont pas les maçons qui écrivent des essais de sociologie sur la culture ou des livres de morale politique. Ce ne sont pas non plus les plombiers ou les tourneurs qui informent, c’est-à-dire qui déforment les évènements, les faits. Sauf parfois en ce qui concerne ceux qui concernent leurs conditions de travail ou l’état de votre robinetterie. Ce ne sont pas les balayeurs de rue qui sont responsables de cette propagande quotidienne qui est presque toujours du même avis que certains chefs d’état ou que des ministres, qui nous casse les oreilles, et qui nous en met plein la vue.

Il faut faire attention. La culture a une responsabilité certaine… dans la dérive utilitariste existante. Même si certains artistes tranchent sur les autres. S’ils refusent de souscrire à la propagande et créent des œuvres en principe hors de portée de toute propagande. Tel est par exemple l’art contemporain qui produit des œuvres dépourvues de signification, pour ne pas servir même de manière parfaitement involontaire des intérêts propagandistes. On en a fait de la propagande quand même. Ne fut-ce qu’en créant des musées d’art contemporain, et en attribuant quand même une signification à cet art dépourvu de signification, qui consiste parfois simplement à dessiner en série des petits smileys inexpressifs sur des feuilles de papier de cinq mètres de haut. On leur a octroyé une place de choix dans les musées. On en a fait des évènements, et on a rémunéré grassement les auteurs d’œuvres contemporaines. Du moins une petite partie d’entre eux, laissant les autres s’emmêler les pinceaux ou se disputer avec des galeristes peu scrupuleux. Ou déambuler de café en café. On s’est servi d’eux pour gloser sur l’art en général, sur la culture, on a édifié un mythe. Celui de l’art et de la culture. D’un art hors de portée du vulgum pecus. Et ce mythe, qui donne raison aux marxistes, sert désormais non seulement à faire penser aux masses qu’elles ne comprennent rien à la culture, mais qu’il n’y a rien à comprendre, tout en étant tenu de l’admirer et de placer l’art sur un piédestal. Inutile de dire que beaucoup préfèrent le plancher des vaches. Les choses essentielles de la vie. Ou une culture qui leur parle. Il y a du reste toutes sortes de culture. Une culture populaire. Une culture commerciale. Une culture élitiste.
On pourrait peindre des vaches, et des veaux. Des veaux en train d’être amené à l’abattoir, des vaches accouchant tristement seules dans des étables d’un kilomètre de long sur un sol en béton. Mais non, on préfère faire des œuvres en béton qui ne représentent rien du tout. On ne montre pas les excès, les abus de cet utilitarisme, sa monstruosité. Sauf quelques photographes. On n’en montre rien ou presque. Il faut dire qu’on aurait du mal à le faire. On a exposé quelques tableaux de mineurs travaillant à un kilomètre sous terre. On a fait cela pendant un moment, avant de faire de l’art contemporain. Et les gens bien n’ont pas beaucoup aimé.

On écrit par contre des romans sur des laborantins qui vendent des souches de virus de pathologies dangereuses stockés dans des centres de recherche à des organisations maffieuses, ça oui. Mais, bien sûr, ce sont des romans. Ou des films. On sait que les artistes, les écrivains ont une imagination débordante. Mais il ne s’agit pas d’écrire autre chose que des polars à ce sujet. Et la police trouve toujours les coupables, c’est bien connu. Il n’y a pas à s’en faire. Sauf quand ce sont des états. Cela, c’est moins bien connu.

Peut-être que certains gouvernements savent à quoi s’en tenir à ce sujet.

Lorsqu’un cinéaste raconte des choses un peu plus intéressantes dans ses films, qu’il se moque un peu des classes supérieures, un milieu qui se la joue, comme Polanski dans Carnage, on le traîne dans la boue du matin au soir en invoquant des viols. Et tout le bon peuple marche, surtout les soi-disant intellos, les gens prétendument engagés. Là, tout d’un coup l’artiste devient un monstre, il n’est plus un petit saint qui fait des choses merveilleuses. Faut-il mettre en cause la culture, ou considérer qu’elle est victime comme tout le monde d’une propagande tendancieuse et toute puissante ?

Au moyen-âge, on s’est demandé si le langage lui-même servait parfois à dire quelque chose d’utile. Il y a des gens qui sont capables d’aligner des phrases, c’est certain, mais est-ce que la culture qu’ils nous balancent dans la tronche est utile, a du sens? Ou les mots qu’elle porte aux nues ne sont jamais que des flatus vocis ? C’est fou comme certains parviennent à faire semblant d’avoir de bonnes idées, des idées généreuses ! On n’en a rien à battre des idées généreuses. On veut des idées, des vraies. Des idées qui tiennent la route. Ce n’est pas la même chose. Et bien non : les éditeurs, les médias, la publicité nous fourguent de fausses idées à n’en plus finir, au point qu’elles dégoulinent, qu’elles envahissent tout. Au besoin le pouvoir organise des purges dans la culture, dans l’enseignement, pour être certain que la culture ne propage rien d’autre. En tant que pouvoir subsidiant, il fausse tout, ou en tout cas beaucoup de choses. Il impose des références, il récompense des académiciens qui disent des bêtises, et met en prison les artistes de rue qui disent la vérité, ou maquille en attentat terroriste l’assassinat d’une rédaction impétrante.

Voilà. Donc, la culture, il y a effectivement une responsabilité. Un problème. 95 % des gens qui travaillent dans la culture essaient de penser à autre, chose, de croire à ce qu’ils font. Mais on n’en sort pas indemne. Ils font des beaux tableaux, des grands machins, des petits trucs,, ils se pressent à des vernissages le long de murs blancs, et tout un petit monde fait la même chose pour en faire la rencontre, pour rencontrer des artistes ou bien des ministres, ce qui leur donne l’impression d’avoir tout compris. C’est clair que ce n’est pas le cas.

Il y a des artistes qui se servent de leur situation, de leur réputation, pour exprimer certains points de vue intéressants. Il n’est pas rare de voir des artistes se recycler dans des luttes de premier plan contre des injustices sociales flagrantes, de l’accueil des migrants, autrement qu’en faisant le macabre décompte des morts. Il y a avant-gardes et avant-gardes. Brigitte Bardot défend la cause des animaux.

Mais il est à déplorer qu’on ne puisse pas produire de spectacles plus engagés, pour ne pas dire plus critiques, ce qui ne veut rien dire. Pourquoi ne voit-on jamais de pièces sur le travail forcé en Afrique ? Pourquoi n’en voit-on qu’une fois par an dans un seul théâtre ? Et encore, concernant des situations qui ont eu cours au siècle passé. Pourquoi ne fait-on pas de pièce sur les guerres actuelles, sur des interventions criminelles, alors qu’on se mobilise en vain pour tirer de prison, où ses odieux geôliers espèrent l’enfermer pour le restant de ses jours, un journaliste qui est allé chercher des informations, des vraies, au sujet de certaines d’entre elles, de leur contexte, qui n’a pas lésiné pour les rendre accessibles, qui est peut-être le seul à avoir fait son boulot ? Courageux Julian Assange.

Parlons un peu ?
On a largement affaire à une culture à sens unique, qui étouffe la véritable culture, qui la rend impossible, ou improbable. La culture a la lourde responsabilité d’obturer souvent la culture, de prendre une place qui n’est pas la sienne, de servir à noyer le poisson. Dans certains domaines, la culture sert à meubler, elle suscite une sorte d’endormissement dont les gens ne se réveillent plus. L’art ne se prend pas pour de la merde non plus. Le public aussi marche sur des œufs.

Les comédiens et les écrivains ne dansent pas pour des camionneurs ou des aides soignantes. Ils ne racontent de belles histoires passionnantes qu’à une toute petite partie de la population. Ils sont faits pour ça. Ils ne sont plus fait pour intéresser tout le monde. Même s’ils font mine de le faire. Ou qu’ils essaient vraiment de le faire. Du moins certains.

Si certains ont des idées, expriment des points de vue courageux, s’ils ne sautent pas simplement à pieds joints sur des contrats pourris dans le but de se faire de l’argent en ne parlant de rien, en ne disant rien, en manifestant certes énormément de virtuosité. 

Bref la culture est devenue un champ de bataille, où les luttes menées face au vide sont aussi désespérantes que le travail de certains agents secrets en temps de guerre. Déplacer des montagnes n’a jamais été facile. Mais les montagnes qu’il s’agirait de déplacer, ce sont quelquefois la culture elle-même et l’art.

1 Rien ne s’oppose à la nuit, Médor n°21, décembre 2020.

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