Piquée des vers

Avanti populo!

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À propos d’une carte blanche sur le travail

La carte blanche Ce que la crise du coronavirus nous dit sur le travail... d’Alexia Bertrand du Vif du 28 avril 2020 présente certaines caractéristiques : morale servant à justifier l’obéissance et la subordination du monde du travail, confondue avec une morale servant à louer l’utilité du travail. On a affaire au même type de discours que celui qui est adressé à la plèbe sur l’Aventin, une colline de Rome, au 5ème siècle, par Agrippa. A cette époque, les promesses des patriciens (abolition des dettes) n’ont pas été tenues. Rome est en guerre contre les Volsques. La plèbe refuse de continuer la guerre. Un patricien leur adresse alors un discours qui convainc la plèbe de poursuivre le combat. La guerre terminée, les promesses sont tenues, et la plèbe obtient le droit de désigner des représentants pour participer aux décisions. On ne le dit jamais, mais le progrès démocratique obtenu fait aussi de Rome une puissance militaire quasi-invincible.     

En ce qui nous concerne, une épidémie empêche les classes dominantes de recourir à leur rhétorique préférée. N’étant pas en mesure de le faire, elles préfèrent se venger et transforment la crise sanitaire en désastre et en une sorte de régime de terreur. Plutôt que de tempérer un peu leur discours et leurs ardeurs antisociaux, elles ont également mis provisoirement fin à toute activité économique. Mais la reprise des hostilités est en vue.  Le combat, on s’y attend, sera féroce. La carte blanche qui tombe un peu comme un cheveu dans la soupe profite de l’accalmie momentanée pour essayer de convaincre les Belges, les travailleurs, de leurs excellentes motivations, et pour leur faire accepter à l’avance les sacrifices qu’ils prévoient depuis longtemps de leur imposer. Les pertes causées par l’épidémie et le confinement rendu en partie nécessaire par l’imprévoyance et l’impréparation du pouvoir servent d’alibi. Telle est l’essentiel du message que les soi-disant libéraux belges et les conservateurs flamands s’efforcent d’inculquer aux masses en se servant de la crise sanitaire.

Bien sûr, le pouvoir ne reconnaît nullement son imprévoyance. Il estime qu’il a fait ce tout qu’il a pu.

Chacun a le droit de publier ce qu’il pense. Au lecteur de faire un tri. Parfois, une réponse s’impose. Dans ce cas-ci, vu l’influence exorbitante exercée par certaines idées, ou certaines fausses idées, il y a de quoi se dire à quoi bon. Mais vu son extraordinaire confusion et la quantité incroyable d’insinuations proférées par ladite carte blanche, l’exercice est tentant.  

En clair, loin de nous dire ce que la crise du coronavirus nous dit, et nous dit du travail et de son organisation, elle sert à nous dire  ce que les travailleurs ont à faire s’ils veulent sauver leur patrie, que l’auteure de la carte blanche identifie à l’économie, du moins telle qu’elle l’entend.

En l’occurrence cette carte blanche substitue plus ou moins des ordres à une explication. Vous devez faire ceci, cela, bref travailler plus, mieux, innover, renoncer aux dépenses sociales somptuaires dont les démagogues vous bassinent les oreilles. Le pouvoir économique n’est pour rien dans la situation, dans la crise. Il n’a rien à se reprocher. Voilà ce qu’il s’agit non seulement de croire, mais de faire.

La députée qui signe cette carte blanche appartient de fait à un milieu particulièrement privilégié, richissime par rapport à d’autres, dont c’est la conviction profonde.

En gros, il y aurait moyen de résumer sa carte blanche par les mots : esclaves, obéissez !

Mais voyons de quoi il est question.   

D’emblée la carte blanche s’attaque à tous ceux qui critiquent le néolibéralisme, la mondialisation, la croissance, le gouvernement. Elle les range parmi les populistes. Elle accuse une intelligentsia de faire de ceux qui défendent le libre-échange une sorte de criminels. Elle affirme que ces populistes cherchent des boucs émissaires : la mondialisation, le libre-marché. Elle voit dans leurs critiques des diktats qui portent atteinte à la liberté d’expression, si chère aux libéraux. Lorsque les amis, les companeros sud-américains de ces libéraux fomentent des pénuries et affament des peuples entiers pour leur imposer une dictature favorable au libre-marché, ils prétendent également défendre la liberté d’expression, mais c’est seulement dans le but de lui conférer le sens qu’ils imaginent, d’assommer les masses de fake news et de mensonges. Lorsque Macron veut supprimer la Cour constitutionnelle, c’est aussi au nom de la rigueur budgétaire alors qu’elle seule est en partie en mesure de condamner ceux qui se servent du pouvoir pour piller l’état, favoriser des fraudes à grande échelle. Mais cela ne l’empêche pas d’invoquer la démocratie et la liberté. En 2015, David Crowley, un jeune producteur américain, qui était en train de tourner un film sur une crise qui a des points communs avec le confinement imposé à la population et les mesures de contrôle qu’elle paraît annoncer (puçage de la population et vaccination généralisée) s’est fait assassiner avec sa famille au Minnesota. La thèse officielle est qu’il se serait suicidé. Bref, ce n’est pas en un tour de cuiller à pot qu’on remettra les pendules à l’heure au sujet de la liberté d’expression. Si elle n’est pas qu’un postulat idéologique, elle a surtout une fonction idéologique. Elle sert d’alibi à une idéologie pour en anéantir d’autres.   Il existe un dogme de la liberté d’expression. Et il y a de quoi s’inquiéter. La pandémie actuelle et la manière de la combattre pour laquelle ont opté certains gouvernements participent de l’objectif de s’en servir pour contrôler le monde et la population en général. Il suffit de contrôler les canaux par lesquels elle s’exprime, comme c’est le cas de la presse en général et comme les Gaffa semblent chercher à le faire en ce qui concerne l’Internet. L’autre option, plus classique, consiste à liquider carrément la liberté d’expression, sous prétexte que, livrées à elles-mêmes, les masses tombent forcément dans l’erreur.

Pour l’auteure de la carte blanche, l’intelligentsia populiste qui critique le libre marché, la mondialisation, la croissance, le gouvernement ne permet pas d’anticiper les conséquences économiques de la crise. Cela, c’est le dogme qu’elle prétend asséner. Elle défend les grands entreprises, le néolibéralisme et s’efforce de prétendre qu’ils sont à l’origine de progrès remarquables. Elle prétend qu’on ne peut dissocier l’économie et le social. Ce qu’elle appelle les facteurs en présence : humanité, écologie, économie et travail. Elle n’utilise bien sûr pas le mot capitalisme. Un équilibre est nécessaire, dit-elle. Sinon, on n’en sortira pas.
Ensuite, elle se remet à en critiquer certains: en l’occurrence, ceux qui n’acceptent pas que certaines choses vont devoir changer, ou, au contraire, ceux qui croient que tout doit changer. Pour elle, les uns comme les autres se trompent. Elle ne dit pas à qui elle fait allusion. Elle les traite de populistes. Surtout ceux qui pensent qu’il faudrait tout changer. Elle considère que notre modèle nous a énormément apporté, et qu’on ne peut le jeter avec l’eau du bain. Rejeter ce système, cela reviendrait seulement à profiter des failles du système. Elle en appelle à la créativité, à la nécessité de repenser le monde de demain.

Elle précise ensuite à quels changements elle fait allusion. Elle cite en vrac le télétravail, l’enseignement à distance, la relocalisation de la production, le développement de circuits courts.

Involontairement, elle évoque une problématique intéressante. Elle traite de la stratégie de l’opposition au néolibéralisme, la méthode de lutte des anticapitalistes. Elle ne cite pas leur nom. Elle se borne à les traiter de populistes.   

Plutôt que laisser le modèle en place imposer les changements qui l’arrangent, les anticapitalistes défendent la nécessité ou de ne rien changer, ou de tout changer. Ils ne peuvent laisser aux néolibéraux l’apanage du sabotage et de l’organisation de pénuries, de la spéculation, et les laisser tirer un profit systématique des chocs qu’ils provoquent ou de la financiarisation.

Mais la carte blanche se garde bien de parler de la financiarisation, ou de la spéculation immobilière par exemple.

En d’autres mots, elle se borne à prétendre, sans dire lesquels, que les changements qui ne sont pas ceux que préconise l’économie de marché ne sont pas les bons.

Il n’est pas certain par exemple que ceux qui voudraient qu’on cesse de démolir la sécurité sociale ne voudraient pas que d’autres choses changent. Mais elle n’aborde pas du tout cette question.

Si elle aborde celle de l’endettement systématique des états, c’est pour dire que ce sera aux travailleurs d’éponger cette dette. 

Elle critique une politique qui prétend augmenter les dépenses sociales et un Etat-providence qui a tout sur les bras, et qui distribuerait sans compter.

Mais elle ne critique pas la propriété, les écarts de richesse, la fraude et l’évasion fiscales, le niveau excessif des loyers. Elle n’en fait pas les responsables de l’élévation des dépenses sociales. Cela ne lui vient pas à l’idée.

De manière pyromane, A. B. pense qu’il ne faut pas accroître les dépenses sociales, elle a peur qu’on ne distribue sans compter. Il est même probable qu’elle pense qu’il s’agit de les limiter davantage. Comme si chaque allocataire social touchait des cent et des mille. Comme si les dépenses sociales n’étaient pas nécessaires parce qu’une minorité accapare tout, détruit l’économie normale pour faire du surprofit, parce qu’elle décide de tout, parce qu’elle jette sur les routes des millions de gens comme on le découvre déjà, à la fin du 19ème siècle, dans Germinal, un roman d’Émile Zola. Ce n’est pas en réduisant sans cesse les dépenses sociales qu’on évitera les crises, qu’on les résoudra. Au contraire,

Concernant ses idées sur l’enseignement à distance, cela signifie-t-il qu’il faudrait renoncer à l’enseignement public, licencier à nouveau massivement des professeurs, renoncer à l’égalité des chances ? 

Quant au télétravail, il s’agirait en quelque sorte de mettre fin aux relations de travail, à cette vie du travail qui en est à la fois une des plaies et, souvent, le seul intérêt.

Quant aux circuits courts et à la relocalisation sous l’égide du capitalisme, ils mettraient fin à tous les rêves. Les producteurs ne seraient sans doute plus que des agriculteurs ou des maraîchers franchisés travaillant, pour trois fois rien, pour des agroindustriels leur fournissant semences et matériel. Inutile de dire que la production de semences, elle, ne serait pas relocalisée. Il n’est pas difficile de deviner quelles nouvelles pénuries nous guettent.

Pas étonnant que, pour les empêcher de recourir à leurs méthodes préférées, de répandre le capitalisme sauvage, il vaille mieux pour certains refuser en bloc tout ce qu’ils proposent, ou tentent d’imposer, dans l’idée de tout changer.      

Même le système social qui est le seul qui nous permette de tenir le coup en redistribuant ces richesses, ne fut-ce qu’un minimum, ne serait pas en mesure de faire face à ce genre de pénuries.

On a affaire depuis longtemps à ce type d’explications avantageuses qui ne disent pas précisément de quelles choses elles parlent, mais qui prétendent obtenir un  accord de principe concernant une méthode, une soi-disant mise en ordre.

Les critiquer relèverait quasiment d’une atteinte à la liberté d’expression, ne serait que du populisme. L’on perçoit ici comment liberté d’expression et système du ridicule s’articulent.  

Il suffit aux médias de tourner en général en ridicule les opinions de ladite intelligentsia pour imposer tout bonnement une idéologie, ce fameux libéralisme, ou le néolibéralisme. Inutile de dire que l’intelligentsia mise en cause a du mal à publier quelque chose en sens contraire dans les médias, dans les colonnes des journaux. Où elle trouve rarement un appui formel à ses positions. Il faut d’énormes mobilisations pour infléchir le système, lesquelles forcément paraissent s’en prendre à la liberté d’expression.

Refuser de privatiser à tous crins ou de libéraliser, refuser la liberté de marché, refuser cette rhétorique au nom d’une certaine humanité, ne serait également que du repli sur soi et de la prodigalité.
Du repli sur soi, c’est un fait. Que la gauche manquât d’imagination aussi. Elle-même le prétend. Pour Isabelle Stengers, il s’agit de réactiver cette imagination. L’imposition de modèles venus d’ailleurs, d’un ordre jugé auto-évident, a étouffé cette imagination, ou, en tout cas, elle l’a rendue impuissante. Isabelle Stengers parle de rumination. Il faut ressouder l’imagination et le sens commun.[1]  
Il n’y a rien d’étonnant à ce que, sur un plan politique, la gauche anticapitaliste n’ait pas voix au chapitre. A vrai dire, elle n’a jamais réellement eu voix au chapitre. En tout cas en Belgique. Sauf lors de la grève contre la loi Unique de 1960. Et encore. Cette loi qui préconise l’austérité, comme cette carte blanche, donne lieu à un vaste mouvement qui revendique un changement de structures et qui anticipe sur une véritable démocratie du travail. Mais le mouvement, beaucoup trop divisé, se brise. Il manque du reste de perspectives. Quelles sont les structures qu’il voudrait mettre en place ? Les choses ne sont pas claires. Les ouvriers n’élisent-ils pas comme les autres des représentants ? Le précédent mouvement de contestation qui revendiquait un changement constitutionnel, l’abolition de la monarchie, a suffisamment piétiné. Il est vaguement question d’une république, mais laquelle ? La rhétorique qui fut utilisée alors pour le mettre au pas, pour lui faire pratiquement tout accepter, s’appuie sur des dizaines de milliers d’hommes de troupe, de policiers. Par la suite, même un militant de gauche héroïque comme Hugues Le Paige, qui a connu la grève, parle de repli.[2] Le mouvement est désavoué par une partie de la gauche, critiqué par certains syndicalistes. Ne parlons pas de la droite, prête à passer tout le monde par les armes. Cela n’en fait pas pour autant la principale responsable de l’échec de la gauche anti-capitaliste.    
Sans doute, est-ce plus ou moins consciente de cela, que l’auteure de la carte blanche avance qu’il y aurait une alternative à ce repli, de la gauche anticapitaliste, pour ne pas la nommer : il s’agirait tout simplement de tenir compte du caractère structurant du travail. Et d’évoquer en trois points les joies du travail en général. Elle précise, non sans une idée derrière la tête : le travail qu’il soit rémunéré ou bénévole. Non sans abattre encore un peu plus son jeu, en précisant bien qu’il va falloir travailler plus. Travailler mieux, mais aussi travailler plus. Revoilà la morale du travail. Elle y reviendra encore.
La carte blanche change alors de registre. Elle esquisse une brève théorie du travail comme activité productrice, comme agent socialisant et comme moteur de solidarité. En fait de théorie, il s’agit plutôt d’un assemblage de lieux communs.

Concernant le premier point, l’activité productrice du travail, elle évite la plupart des aspects qui concernent cette activité productrice. On croirait avoir en vue  une régate où les voiliers s’évitent les uns les autres et font des embardées dans tous les sens.
Après la flatterie, la pitié. La crise pénalise les travailleurs, explique-t-elle pour commencer.  Ils perdent une partie de leur revenu, scande la carte blanche. Certes. Mais pas tout, selon moi  Et ont-ils encore les mêmes dépenses à faire que d’habitude? Non. Et n’est-ce pas quelque chose dont il s’agit de tenir compte ? Pour tout dire, la crise pénalise surtout ceux qui n’ont pas droit à un revenu de remplacement. Pas les autres qui sont de loin la majorité. La carte blanche n’en parle pas. Elle évoque le droit-passerelle ne permet pas aux petits patrons de payer leurs charges. Les charges, bien sûr. Tout y est. Tout s’y trouve dans cette carte blanche. Je veux dire tous les thèmes récurrents, les revendications matérielles classiques des riches, des libéraux. Le pouvoir ne s’est pas beaucoup soucié de ces distinctions jusqu’à présent. C’est dommage. La crise pénalise aussi la sécurité sociale et l’état qui paient les allocations de remplacement et les travailleurs précaires ou intermittents qui n’ont pas cependant le statut de travailleur intermittent. A moins de considérer que cette crise remet en cause le bien-fondé de ces allocations, on ne voit pas bien en quoi cette crise pénalise les travailleurs eux-mêmes. Pas seulement.
Ayant à peine souligné le caractère désespéré de la situation des travailleurs, elle aborde tout de go le problème budgétaire. Tant qu’à effrayer les gens.
C’est ici qu’intervient le caractère structurant du travail pour la société. On a bien compris que pour que certains puissent se payer des voyages en avion trois fois par an, placer des milliards dans des paradis fiscaux, il faut qu’il y en ait d’autres sui travaillent. La carte blanche fait le lien entre le travail et la crise budgétaire, le sérieux budgétaire. Cette obsession des fraudeurs fiscaux et des accapareurs, des créanciers de l’état pour la rigueur budgétaire est un vieux problème. Elle n’a jamais été autant à la mode pour critiquer les dépenses sociales.

La question budgétaire n’a formellement pas grand-chose à voir avec le travail, cela soit dit en passant, sauf à mettre sur le compte des masses, des travailleurs, tout le déficit budgétaire, le trou dans les finances publiques.   
Pour elle, le travail comme activité productrice, c’est surtout le travail comme source primaire de financement de l’Etat, bref des hauts fonctionnaires, de l’armement, et, à travers l’Etat, des rentiers. Pour financer une crise budgétaire, il faut travailler plus, coûter moins cher. On se croirait à l’époque coloniale, au fin fond de la savane.
Elle n’évoque pas toutes ces fonctions fondamentales, comme le nettoyage, la formation, les transports, la distribution, la production de biens, et tant d’autres. La réelle utilité du travail passe à la trappe.

Alexia Bertrand passe carrément les bornes quand elle prétend qu’en temps que libérale, elle se soucie du sérieux budgétaire d’un état, alors que ce sont les libéraux qui s’acharnent à rendre possibles l’optimisation et l’évasion fiscales, qui ont fait de la fraude fiscale la base de l’économie moderne et son premier objectif. Il n’y a pas de sérieux budgétaire quand un état patronne l’évasion fiscale, quand il fait tout pour la rendre possible. Il n’y a pas de sérieux budgétaire envisageable quand un état lance à la tête des certains des salaires indécents, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. Notre indépendance est perdue. Elle l’est définitivement à cause de cette évasion fiscale, de l’endettement provoqué par le soutien massif aux banques qui investissent dans les guerres, l’armement, et des logiques délétères.
Le mécanisme est clair. Là où les contributions de chacun alimentent sans fin l’évasion fiscale, ou se transforment en dividendes abusifs, ce qui revient au même, là où la finance se moque de tout, et restructure en fonction de ses seuls appétits financiers, il n’est plus possible de financer l’état avec les seules contributions de chacun, réduites au maximum. On ne paie pas des pensions à 5000 euros à 6 ministres de la santé en même temps avec des revenus de moins de mille euros. Même multipliés par mille. (Il y a plusieurs dizaines de fois 6 ministres, plus les quatre ou cinq fois deux à quatre cent députés, plus…) Du moins si l’on tient compte de toutes les dépenses à pourvoir. Même en se tuant à la tâche, ce qui est bien ce que cet état libéral et même néolibéral voudrait bien finir par leur faire faire.  Cette carte blanche n’en est pas à un préjugé moral près.

Pauvres travailleurs. Le gouvernement belge actuel prévoit sans nul doute de les assommer en prenant de folles décisions dès la fin du confinement ou dans les mois qui viennent. Bien entendu, pour l’auteure de la carte blanche, il s’agit de s’y préparer.

Il s’agit d’arracher leur consentement aux travailleurs à cette évolution délétère. Ils n’en sont pas à un coup bas près. Mais à force de taper sous la ceinture…

La force d’un discours n’est pas la même que la force du discours fort d’une personne qui a disons, un peu d’influence. Il y a force et force. Le terme force est délicat à utiliser. Certains discours ont de la force, d’autres sont faits par des gens qui ont du pouvoir, plutôt que de la force.
Un discours qui a de la force s’efforce de se représenter la réalité. Il n’empêche pas de réfléchir. Il ne met pas sur une fausse piste. Il ne provoque pas non plus un effondrement. Il prête sa force à ceux auxquels il s’adresse. Il ne se sert pas d’eux. Il pose un choix, souvent une question. Et il laisse en fin de compte à ceux auxquels il s’adresse le choix d’être courageux et nobles ou opportunistes et lâches. Ce choix, la nécessité de ce choix, l’emporte même sur les choix imposés par le pouvoir.
Un discours fort se sert d’autres avantages. Il emprunte souvent sa force aux idées des autres. Il prétend se servir de ceux auxquels il s’adresse. C’est celui que le renard adresse au corbeau. Son discours est fort parce qu’il empêche de se représenter concrètement la réalité, il impose une vision assez limitée ce dont il espère tirer parti, voire profit.
Nous voilà confronté une fois de plus à ce sempiternel discours sur le travail qui impose une vision, ou plutôt une explication tronquée des choses. C’est cette morale du travail critiquée en notes par Marx dans sa Critique du programme de Gotha. Ce discours espère persuader des gens en se servant des circonstances.
Cette carte blanche accumule clichés et préjugés, je ne dirais pas en vogue, mais du type de ceux qui sont précisément en vogue dans les milieux de pouvoir, que ces derniers voudraient à tout pris transformer en diktats justement, comme le sont certains clichés rendre usuels. Elle prétend les emballer, les intégrer à un raisonnement au sujet du travail.  
Ce discours ressemble étrangement au discours de quelqu’un qui a l’habitude de donner des ordres, qui aime en donner, et QUI APPROFONDIT L’ART D’ENTORTILLER LES CHOSES, pour mieux justifier le bien-fondé de l’obéissance à ses ordres. Le souci principal d’un donneur d’ordre ou d’une donneuse d’ordre est de permettre et donc de justifier l’obéissance. Cette personne confondra souvent le discours qui sert à justifier cette obéissance et un discours qui traite de la chose ou de l’activité que concerne cette obéissance.
Ainsi, un ingénieur des mines justifiera-t-il l’obéissance de ses subordonnés en parlant par exemple du rôle des matières premières dans l’économie. Mais son but ne sera pas tant de décrire le rôle de ces matières premières que de justifier l’obéissance qu’on lui doit. Il dira par exemple à ses ouvriers: imaginez que l’entreprise qui utilise du cobalt pour fabriquer des batteries de gsm ne puisse plus en fabriquer, que quelqu’un comme vous et moi ne dispose pas d’un gsm pour appeler le service ambulancier d’un hôpital parce qu’il n’a pas pu se procurer de gsm pour appeler des secours, une personne peut mourir. Voilà à quoi nous servons, ajouterait-il encore, voilà à quoi sert le cobalt que vous extrayez des profondeurs de la terre ! L’exemple est tiré par les cheveux. Mais, en général, ses subordonnés n’auront pas l’audace de le dire à l’ingénieur des mines qui leur dit à quelle veine de minerai ils doivent s’attaquer, et comment ils vont devoir procéder. Ils n’auront pas la force de lui parler de leurs guenilles, de l’âge des mômes qui travaillent souvent avec eux, d’une scolarité impossible, de leur salaire de rien du tout qui ne leur permet pas de se loger correctement, de bénéficier de l’eau courante, de l’électricité, de se soigner, de faire tout ce que cet ingénieur par contre fait sans problème grâce au double très bon salaire qui lui est versé en tant qu’ingénieur et qu’expatrié. Le contenu, la logique du discours importe peu ici. Ils considéreront seulement la position de cet ingénieur par rapport à la leur. Cette logique a pour cette raison un aspect implacable.
Si notre ingénieur discute avec des amis de son métier et de la condition de ses ouvriers, il aura tendance à réutiliser le même discours. Et si ses amis lui font le reproche que ce dernier est quand même un peu tiré par les cheveux, il se pourrait qu’à force de répéter toujours la même chose, il ne soit plus capable de s’en rendre compte, et qu’il se fâche. Bref, il sera très difficile de lui faire entendre raison.
Ses amis auront beau lui suggérer de comparer le montant de son salaire et les avantages qu’il lui procure avec celui de ses ouvriers et la condition qui est la leur, il trouvera plein de raisons de juger que ces choses sont tout à fait normales, que ses études compliquées, son éloignement de son milieu d’origine, la nécessité de permettre à ses enfants d’accéder à un haut niveau de scolarité, besoin tout à fait inexistant dans d’autres milieux, justifient ses émoluments. Tout cela est très logique. Il ne voudra jamais reconnaître que l’écart de revenu entre son revenu et celui de ses ouvriers est peut-être malgré tout trop important. Il se plaindra peut-être du manque d’installations sanitaires ou de celles qui sont mises à la disposition des ouvriers, sans juger étrange que lui et sa famille aient la possibilité d’accéder à une clinique privée disposant de toutes les infrastructures indispensables. On se heurte ici à une constante. A un apartheid.

Le second point de la théorie libérale d’A. B.. concerne le caractère socialisant du travail. Selon elle, la solitude incite les gens à vouloir retourner travailler. La solitude n’est pas une solution. Le télétravail bien ! Comprenne qui pourra. Il y aurait sans doute des choses à dire au sujet du chômage de masse, de la solitude forcée de millions de gens. Mais tel n’est pas le propos. On pourrait se dire que le confinement fait s’apercevoir des lacunes, de notre mode de socialisation et chercher des moyens à y remédier. Mais non. Il s’agirait avant tout de retourner au travail. Vite, vite, allez..

Troisième point, elle a compris que le travail incitait à une certaine solidarité. Il incite également à l’égoïsme. Tout dépend des circonstances, de l’encadrement, du contexte. Des gens n’accumulent pas du papier WC et d’autres biens de consommation primaire dans un objectif de solidarité.

Si quelque chose permet à cette société de tenir debout, c’est la solidarité, et, bien sûr, la sécurité sociale. C’est surtout cela dont on s’aperçoit. Il faut financer cette sécurité sociale, certes, mais pas les banques, les rentiers, les dépenses somptuaires des hauts fonctionnaires et les dividendes des milliardaires. En fait, tout cela a fini par peser trop lourd. Tout cela a pu avoir une certaine utilité il y a un siècle, mais est devenu de nos jours un chancre infernal, proliférant et néfaste.
La conviction de l’intelligentsia, traitée de populiste par A. B., c’est qu’il faut repartager les richesses. Eh oui, le grand mot est lâché. Il ne faut pas tout changer. Mais il faut changer de modèle économique, et il faut redistribuer en partie les richesses, égaliser les revenus. Il ne faut pas que quelqu’un puisse acheter à lui-seul l’O.M.C., lui dicter ses décisions, ou les dicter à l’état belge en le menaçant de provoquer une pénurie, de cobalt, de cuivre, ou de masques, d’équipements médicaux, de médicaments.
Sans cela, oui, cette société éclatera pour de bon. Et même peut-être le monde entier avec elle.  Cette société n’est plus qu’un spectre. Ce n’est pas sans raison que beaucoup s’interrogent sur sa disparition. Et ce n’est pas le traçage généralisé, l’étiquetage, le puçage de la population qui va améliorer les choses. Telle est la conviction de l’intelligentsia.

Sans capacité de résistance de la population au pouvoir, il n’y a plus de société qui tienne. L’auteure de la carte blanche a tendance à croire le contraire.

Je voudrais approfondissons un instant cette question du travail.

La crise du coronavirus, nous dit quelque chose du travail.  Quelque chose d’autre que ce qu’Alexia Bertrand s’ingénie à nous dire. Cette crise nous dit beaucoup de choses du travail, c’est un fait. Elle nous dit, d’abord, à quel point, malgré l’angoisse, tous, ou presque, certains n’ayant vraiment rien d’autre à se mettre sous la dent, se sont emparés de l’aubaine pour arrêter de travailler et y ont pris goût. Si ce confinement a été suivi avec autant de bonnes dispositions, c’est qu’il mettait momentanément un terme à cette pression de plus en plus durement ressentie par un nombre de plus en plus grand de personnes, à cette pression qui invoque continuellement le travail, qui le brandit, qui s’en sert comme menace, qui le triture et en fait n’importe quoi, qui en fait un moyen de distinction, et qui brandit le mérite auquel on espère, on pense, on prétend avoir droit, et pas d’autres. Subitement, plus de mérite, plus de distinguo. Tous plus ou moins logés à la même enseigne. Plus de passe-droits à faire valoir au nom de ce mérite. Plus de hiérarchie surtout. Plus de burn-out. D’autres angoisses, certes. Et, par contre, la peur, la terrible peur engendrée par cette pression continuelle du travail, qui s’est comme déplacée, qui s’est mise à concerner un tout autre domaine, qui s’est mise à concerner la santé, comme par une sorte de saut, nullement d’espèce, mais néanmoins, quand même un saut de puce, car, de la santé au travail ou à cause du travail à la santé tout court, il n’y a qu’un pas.
Cette peur, autrement dit la santé, et la collectivité, la santé au sein d’une collectivité, a été utilisée pour justifier toutes sortes de mesures toutes les plus extraordinaires les unes que les autres.

Mais le travail a continué à peser de tout son poids sur quelques catégories professionnelles et en particulier sur le personnel soignant des hôpitaux. En ce qui les concerne, point de mesures. La crise du coronavirus nous apprend que certaines catégories de travailleurs sont exposées à des risques, et que, comme souvent, rien n’a été fait pour soulager leur angoisse, pour limiter ces risques. Au contraire, tout a été fait, en particulier par les ministres, responsables de l’augmentation de leur propre salaire, pour les aggraver. C’est beaucoup dire que cette crise nous apprend quelque chose sur le rapport entre le travail et les risques qu’ils impliquent dans cette société. Inutile de rappeler le nombre annuel d’accidents de travail et la loi française du 9 avril 1998 et de 1903 en Belgique sur l’indemnisation des travailleurs victimes des accidents de travail. Cette législation exonère les patrons de presque toute responsabilité en matière d’accidents de travail, et force en fait la société à indemniser les victimes d’accidents de travail. Inutile de dire que cette situation n’a pas, depuis, tellement servi à limiter le nombre d’accidents de travail, au contraire.

La crise du coronavirus nous apprend que, dans les hôpitaux eux-mêmes, cette loi a des conséquences dramatiques. Le personnel soignant n’est pas à l’abri d’accidents de travail, même si, dans son cas, ces accidents sont parfois et régulièrement mortels.

Cette préoccupation n’effleure pas l’auteure de la carte blanche qui se fend, presque en fin d’article, d’un éloge très imparfait en confondant le personnel soignant, les éboueurs, le personnel des supermarchés, et les fonctionnaires des administrations et des cabinets ministériels.. Il ne l’effleure pas que les derniers auraient dû , comme on l’a fait en Chine, en Corée, fournir aux premiers des protections. Il n’effleure pas la députée qu’ils n’ont rien fait de la sorte. Au contraire, ils ont empêché que des équipements ne soient fournis à ces travailleurs. Voilà ce qu’à mon avis, cette crise du coronavirus nous apprend au sujet du travail : que le travailleur reste plus que jamais une victime, une cible.

Ce que la carte blanche d’Alexia Bertrand prétend nous apprendre me fait penser à l’attitude d’un professeur à qui un élève demanderait une explication sur une méthode de calcul et qui se mettrait à lui parler de la couleur de son cahier ou de ses résultats à l’examen.

Pour elle, à la rigueur budgétaire, s’opposeraient la gratuité, la gratuité dans les transports, à l’école, celle des soins de santé. Pour financer cette gratuité, le travail et la liberté d’entreprise sont les principaux moyens. Travaillons plus. On ne finance pas la gratuité en travaillant moins, ajoute-t-elle.    

Que nous chante Alexia Bertrand – parce qu’elle chante ? Son développement suit les méandres d’une contine qu’on entend souvent, par bribes, rarement tout d’un bloc en même temps. D’où le sentiment, après la lecture de la carte blanche, d’avoir attrapé mal de tête. D’où le besoin de se masser le cerveau.

La crise du coronavirus sert seulement de prétexte à conférer un peu de pathos à cette contine haïe.

Non, ce n’est pas en travaillant plus, mais en partageant le travail et surtout en l’organisant mieux, de manière plus démocratique, ce qui revient aussi à le partager, et en partageant également les richesses, qu’on s’attaquera aux difficultés budgétaires à venir.  

Cette carte blanche nous raconte une histoire à dormir debout. Quoique critiquant cette attitude qui consiste à se servir des émotions, elle espère susciter des émotions et s’en sert pour nous vendre le produit clef sur porte qui lui est cher: l’état mondialisé et les réformes du monde du travail qu’il juge utile d’imposer à ce dernier. Rien à voir directement avec la crise du coronavirus. Ces réformes, il en était question bien avant la crise du coronavirus. Par contre, tout a à voir avec le traitement économique de cette crise par le pouvoir économique, avec son utilisation par le pouvoir économique. Certains parleraient d’une intrumentalisation.

Critiquer cette instrumentalisation est assimilable pour elle à du populisme, mot bateau que l’obstination seule empêche de désigner ceux qui se moquent effectivement du peuple du matin au soir.

Les arguments sont à ce point stéréotypés, idéologiques, qu’il vaut la peine de le mentionner.
Je ne peux m’empêcher de penser à Isabelle Stengers qui explique que l’imagination doit servir de lien entre le sens commun et l’action collective.
Ici, point d’action collective, point de sens commun, mais une imagination uniquement tournée vers l’adaptation aux nouveaux diktats du capital. Aux profits nouveaux que la crise du coronavirus lui permet d’entrevoir. Bref, une imagination qui consiste à accepter de changer de poste, à travailler plus, pour moins d’argent, avec moins de droits, dans le seul but de permettre à cette monstrueuse machine de tourner.
Mais ce seraient ceux qui critiquent cette tournure grotesque et nécessaire, ou plutôt obligatoire, de la situation, qui manqueraient d’ouverture, qui porteraient atteinte à la liberté d’expression.

L’argument-clef de la carte blanche prétend que cette intelligentsia — qu’elle critique et critique, en vertu d’un anti-intellectualisme qu’elle va chercher ailleurs, chez des gens comme Pinker, dans des bouquins comme Enlightenment Now, bref chez des gens proches de l’extrême-droite, ou qu’elle partage avec eux — ne tient pas compte du pouvoir structurant du travail. Comme si, depuis un demi siècle, ce n’était pas justement la destruction du travail par le capitalisme qui préoccupait avant tout cette intelligentsia, qui publie Le travail en miettes, ou La fin du travail, et qui s’en inquiète du matin au soir, ne sachant, il est vrai, que faire. C’est elle qui essaie de comprendre ce phénomène, qui analyse le rôle des robots, des machines, des délocalisations. Pas simple. C’est qu’il lui faut réfléchir de manière asymétrique. Il ne s’agit pas de prendre pour argent comptant la description faite par les élites des conquêtes du monde du travail et de l’État-Providence. Il s’agit d’essayer de se représenter les choses d’une autre façon.

Il est certain qu’il faudra considérablement augmenter les dépenses sociales. Et pas dire qu’on n’en a pas les moyens quand on laisse 350 milliards filer vers les paradis fiscaux en 2019. Oui, cela, c’est la conviction de cette intelligentsia, du moins de celle qui réfléchit à la question du travail, qui n’en fait pas un argument pour fourguer de la main d’œuvre servile et sans avenir, sans perspectives, à des grands patrons qui sont restés ou redevenus pour certains de véritables esclavagistes, qui sont en train de rêver de pire.

La crise du coronavirus accroît encore cette pression sur le travail. C’est un fait. La carte blanche ne voit que la pression exercée sur l’économie par le non-travail. Mais la crise a mis sur la touche des milliards de personnes. Elle les a éloignées de leur lieu de travail. Elle en a remis en cause parfois jusqu’à l’existence. Elle a servi à une purge. Dans certains cas, forcément, elle a fait rêver à d’autres structures, à une autre organisation, chose en réalité complètement interdite par l’Establishment qui est le seul à vouloir que RIEN ne change.
Il faudra rendre le travail possible, le rendre à nouveau possible, bref en améliorer l’organisation, et chacun est en droit d’avoir des idées sur la question.
Plutôt que permettre aux restaurants de rouvrir tous, et de se remettre à proposer leurs plats et leur nourriture, je ne sais comment dire, époustouflants, débordants, en dépit de la crise de l’écologie, en dépit du fait que plus de 800 millions de personnes ne mangent pas à leur faim, on aurait pu proposer aux restaurateurs de fabriquer une nourriture plus diététique et plus écologique et leur proposer de la distribuer sur commande à des salles de restaurants, où la convivialité serait plus importante que le luxe tape-à-l’œil et la politesse obséquieuse des serveurs et serveuses de leurs salles capitonnées. On pourrait aussi conférer un statut d’intermittent à tous ces travailleurs de l’horeca qui accumulent des horaires insupportables. Bref soigner les gens, en soignant leur alimentation. Régler le problème du statut et du chômage du personnel de l’horeca.

Je ne suis pas certain que beaucoup de Belges aient hâte de retrouver le chemin du travail. Mais beaucoup ont hâte de mettre fin à l’insécurité qui les menace.

Cette carte blanche instrumentalise la crise du coronavirus pour nous vendre de fausses réformes, de mauvaises réformes. Tout cela au nom du travail. Comme disait un comique français, interprétant le rôle d’un politicien : mon programme tient en trois points, en premier lieu l’emploi, en second lieu l’emploi, et en troisième lieu l’emploi.
Loin de structurer la société, de nos jours, le travail, tel qu’il est organisé, a de plus en plus tendance à la déstructurer, contrairement à ce que chante la carte blanche de notre députée. Il la déstructure parce qu’il pollue, il empoisonne, il embouteille, moins dans les usines de mise en bouteilles, que dans la rue, parce qu’il exclut, de plus en plus massivement, parce qu’il exploite certaines catégories de travailleurs de manière illégale ou inacceptable, parce qu’il cause énormément d’accidents, et de plus en plus de maladies, de burn-out, il est aussi la source d’injustices de plus en plus intolérables.

Avant de conclure, la députée fait encore trois propositions. À vrai dire, ces propositions de la députée manquent singulièrement de puissance, de portée. Elles visent toutes à réduire les travailleurs à la portion congrue. Oui, la députée confond l’obligation de travail des catégories de travailleurs que les ministres ont forcé à s’exposer inutilement et une certaine forme de bénévolat et de solidarité. Elle pense que le dévouement du personnel soignant et la solidarité dont ont fait un peu légèrement preuve certains en proposant de coudre artisanalement des masques atteste de la nécessité de mettre sur pied une sorte de service civil pour les chômeurs et pour les retraités. Elle le justifie par un laïus sur le retour vers l’autre, et l’humanisme. Elle se sert de mot à cinquante centimes comme réflexion out of the box, alors qu’il ne s’agit pas le moins du monde de réflexions out of the box mais d’une déjà vieille antienne.

Le simple dévouement que, souvent, requiert le travail, n’implique pas une docilité sans limite. Il requiert le respect. Ce n’est pas la même chose. Il n’implique pas non plus la gratuité du travail. À moins de loger tout le monde à la même enseigne. Il implique plutôt une égalité.

Il a déjà été longuement question de ces réformes au sein de l’intelligentsia, de celle qui ne roule pas pour Bill ou pour des gars comme Trump et leurs think tanks multibillionnaires. Il a été question du manque d’inspiration qui en est à l’origine, de la volonté de faire pression sur les salaires. Il est inutile de détailler plus avant ces réformes. Ou plutôt ces exemples concrets de civisme qu’il s’agirait, selon la carte blanche d’A. B., de conserver. Comme si la crise du coronavirus avait incité certains à organiser des formations rapides pour les jeunes dans des métiers en pénurie.

Sur un plan professionnel, les pénuries sont des inventions pour tenter de justifier un conditionnement accru des travailleurs dans certains secteurs et des revenus au rabais. Peut-être aussi, les futurs travailleurs s’informent-ils, eux, sur la fréquence des accidents de travail dans les métiers concernés par les dites pénuries ? Mais les catégories citées ont plutôt tendance à faire référence à des activités qui, comme le métier d’opticien, sont de plus en plus prises en charge par des grandes chaînes, par de grandes sociétés, alors qu’elles étaient jusqu’à il y a peu le fait d’indépendants, de petits commerçants. Ce n’est pas la même chose de travailler pour une chaîne, pour une multinationale et travailler pour soi, d’avoir sa propre boite, sa propre petite entreprise. Les gens voient bien que les petits opticiens disparaissent parce qu’ils sont confrontés à la concurrence sauvage de grandes enseignes.

Concernant le métier de développeur IT qu’évoque également la députée libérale, ce ne sont pas les petites formations qui font défaut, mais les bonnes. Et ces dernières sont en général octroyées par de hautes écoles et il faut plusieurs années pour les accomplir. La paupérisation de nos sociétés rend tout simplement l’accès à ces hautes écoles de plus en plus difficile. Quant aux pénuries, elles sont purement imaginaires. Elles sont organisées dans le but de faire de certaines professions des chasses gardées, l’apanage de certains milieux. Cela ne changera pas à cause de la crise, à moins de réformer les choses beaucoup plus en profondeur que ne le suggère de le faire l’auteure de la carte blanche. 

La troisième des initiatives créatives et réflexions out box proposées par A. B. concerne la mobilité du travail. Problème fondamental, mais qu’elle a tendance à occulter en le réduisant à une question d’affectation au sein d’une même structure de production ou au sein des administrations publiques. On en connaît le motif. Il s’agit avant tout de justifier le recours à des contrats précaires, de précariser la fonction publique. D’où la confusion entre les notions de mobilité et de flexibilité.
La crise du coronavirus a mis en exergue la question de la mobilité comme telle puisque, pour des motifs évidents, il deviendra difficile de prendre tous le métro ou sa voiture à la même heure, et qu’il devient impensable de laisser des dizaines de milliers d’avions parcourir chaque jour le ciel en tout sens. Mais, pour A. B., ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Pour elle, la mobilité professionnelle concerne la capacité d’une société à former le dit capital humain nécessaire, et à organiser le monde du travail, à remplir les trous à temps, à assumer les tâches nécessaires. Pour la société marchande, elle est devenue la capacité à fournir la main d’œuvre bon marché, disciplinée, demandée par le grand capital pour générer de nouveaux profits. À la bureaucratie étatique d’assumer les tâches qui rendent ces profits possibles. Certaines d’entre elles consistent à convoyer ce capital humain, à le former, à veiller à son efficacité, à le contrôler, à l’enfermer, à le garder en cage, et il s’agirait à présent de le tracer. La députée admet par contre le pantouflage qui est une vieille technique de nos élites pour maximiser leurs revenus, leurs chances. Il est ici pratiquement recommandé.

Les mois à venir vont nous mettre à rude épreuve. Tous l’ont compris. Elle aussi. A. B. pense qu’il faudra au contraire relancer l’économie, et même mettre les bouchées doubles.
Moi, l’intelligentsia, beaucoup espèrent que l’on changera de modèle économique, que l’on cessera de polluer, de détruire massivement des ressources naturelles, de causer des catastrophes, de se battre comme des chiffonniers, tout cela pour travailler sans protection, sans statut, sans savoir où loger, pour combien de temps, ni comment se rendre au travail. Tous, bien sûr, se rendent compte, qu’il n’en sera rien. Énormément de questions se posent, ou voudraient être posées.

Notre députée n’a décidément rien compris à rien. Elle va droit dans le mur et nous y entraîne avec elle, à cause de la force dont elle dispose, et qu’elle a l’air de vouloir utiliser en cas de nécessité. Quelque part dans son torchon, elle fait référence aux lettres de noblesse du travail. Sans aucun doute, elle songe à celles qui étaient les siennes lorsque le travailleur était sinon un analphabète, du moins au temps béni où il n’avait aucun droit.

Conclusion

Une remarque s’impose au sujet de la morale du travail. Il y a cette morale (du travail) qui a en vue la santé de ladite économie, et qu’on appelle souvent morale du travail, qui ne loue le travail que lorsqu’il fait faire des progrès à l’économie, et celle qui parle du travail, qui, en gros, distingue les cas où le travail contribue à épanouir une personne et les autres cas et qui détaille suffisamment ce qu’elle veut dire en se servant du mot travail. Il y a morale et morale, et il y a morale du travail et … morale du travail. Il y a aussi celle qui a en vue la santé elle-même des travailleurs, morale dont on n’entend pas souvent parler, mais dont on entend un peu parler pendant cette période de confinement causée par une épidémie. Enfin, il y a celle qui concerne les membres de la société, qui fait allusion à leur bonheur. Et même celle qui vante  le bien-être, d’une manière générale, ou la convivialité, le bien-être en quelque sorte de la collectivité, celui de tous avec tous.
Bien sûr, il n’est pas question dans cette carte blanche de distinguer les choses, d’opposer une morale à une autre. De se poser des questions au sujet de la morale du travail.

La carte blanche représente une sorte de credo. On pourrait la traduire ainsi 

Je crois à la flexibilité pour les seuls travailleurs, à l’obligation pour les travailleurs de travailler sans protection, et sans sécurité, sans disposer d’aucun droit spécifique associé au travail, dans un pur esprit de dévouement, bref gratuitement, pour ceux qui n’accèdent pas ou plus à ce statut de travailleur, et de se dévouer sans limites.
Je crois au bien-fondé de la toute puissance des grandes entreprises et des multinationales et à la nécessité pour les états de se mettre, avant toute chose, à leur service.

Voilà ce que nous chante notre députée.

La carte blanche commence par un long préambule qui traite de tous ceux qui critiquent la mondialisation, le capitalisme, les grandes entreprises, lesquels seraient des populistes, et imposeraient leur diktat, ou manqueraient simplement d’imagination. Au fond, c’est ce qui me faisait dire, déjà, il y a vingt ans que le dogme de la liberté d’expression ne sert souvent qu’à condamner ceux qui s’expriment.
A. B. assure que cette intelligentsia, comme elle l’appelle, n’anticipe pas les conséquences de la crise. Elle invente carrément que, parce qu’elle n’anticiperait pas les conséquences de la crise, cette intelligentsia pense que les choses vont rester pareilles.
En réalité, voici ce qui se passe dans la tête de cette intelligentsia. Il se fait que cette intelligentsia a compris, primo, qu’elle n’avait rien à dire, secundo, qu’elle avait affaire à une sorte de putsch, si pas à une série de coups d’état. Certains ont eu lieu bien avant que la pandémie ne se répande. Ce sont des professeurs à la Sorbonne ou ailleurs qui le disent. Ce(s) putsch(s) sert (servent) à mettre des grandes entreprises au pouvoir, non seulement à l’O.M.C. ou à la banque mondiale, mais à la tête des états. Il sert à limiter les libertés. Cette intelligentsia souhaite, c’est vrai, changer de système. En finir avec la dictature du grand capital surtout qu’il faut mettre d’urgence un terme au réchauffement climatique suscité par les activités des dites grandes entreprises. Mais elle ne jette pas le bébé avec l’eau du bain comme le lui reproche notre carte blanche. On n’est pas confronté à de simples gardes rouges qui veulent envoyer tout valdinguer. Mais à des gens qui réfléchissent à la viabilité du capitalisme et qui pensent avec raison qu’on ne peut pas continuer à produire des richesses n’importe comment à n’importe quel prix, en sabotant toutes les chances de l’humanité de se reprendre en main, des richesses qui n’enrichissent personne ou presque, à part, de plus en plus, une toute petite minorité de gens. Il n’y a pas de démocratie quand les écarts de richesse sont trop importants. C’est dans Tocqueville, et ça tient debout. Il n’y a plus d’imagination non plus. Il n’y a plus que des guerres entre des grands et des petits chefs de clan, entre des groupes d’intérêts prêts à tout. Cette intelligentsia pense qu’il y a peu de chances de s’en tirer en cas de guerre, et même sans guerre. Mais que ce n’est pas en faisant comme avant qu’on en sortira, cela elle en est convaincue également.

Bref, à la lire, on a l’impression de devoir subitement se mettre à jouer avec des petites formes dans un bac à sable, et de perdre de vue tout simplement l’ampleur de chaque problématique, la complexité de ses ramifications. La dite carte blanche nous vend tout simplement des chimères. Et elle ne le fait que pour nous vendre une morale, et, avec elle, ses grandes entreprises, qui ont besoin de main d’œuvre bon marché, et donc dépourvue des protections qu’elle critique, et d’un état sécuritaire. L’Allemagne, dont la carte blanche réussit à citer les bons résultats dans la lutte contre le coronavirus, a mieux géré la crise du coronavirus parce qu’elle ne s’est pas laissée dicter sa politique par les sociétés pharmaceutiques, parce qu’elle a par conséquent pris les mesures qui s’imposent, et qu’elle n’a pas remis en question les libertés fondamentales comme l’ont fait les gouvernements belge et français.

Cette copieuse carte blanche nous vend aussi cette morale pour imputer la responsabilité de la situation à ceux qui en sont victimes, à ceux à qui incombe justement ce chômage de masse qu’elle prétend déplorer. Bref, il s’agit d’un plaidoyer pro domo. On a affaire au fameux triangle de Karpman.

Des ministres refusent de limiter leur salaire sous prétexte que le confinement engendre une crise budgétaire sans précédent. Cela ne les empêche pas, au même moment, de faire valoir une morale assez éculée, ce qui n’ôte rien à son efficacité, au contraire, pour dire aux travailleurs d’accepter des réductions de salaire ou des aménagements supplémentaires. Les ministres se placent sur un autre plan que les travailleurs. Les ministres pensent que les travailleurs font partie du monde qui produit des richesses, et ils appliquent à ce monde un raisonnement qui s’applique à la richesse. Ils se placent eux, en dehors, de l’univers du monde de la production, et donc ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes ce raisonnement. Ils jugent au contraire que la crise justifie le niveau de leurs émoluments. Voilà où nous mène cette logique concrètement critiquée par les grévistes en 1961. La même crise, à leurs yeux, justifie les réductions de salaire d’autres catégories de salariés, pas la leur. Contrairement à ce que prétend un cliché assez répandu, leur position a bien entendu une influence sur la manière dont leur discours est réceptionné. Les ministres, eux, ont le pouvoir de s’octroyer des avantages et un salaire plus élevé et plus on leur dit qu’ils disent des bêtises, plus ils le font, ne fut-ce que pour que l’on croie qu’ils le méritent.

S’il y a des sacrifices à faire tous doivent en supporter la charge, telle est notre conviction. Il ne s’agit pas simplement de traiter leur discours de balivernes. Ou de dire qu’il n’est que mensonges. Il ne s’agit pas non plus de demander à tout le monde de rester chez soi. Quoique! Si on veut pouvoir réorganiser un peu les choses…


[1] Réactiver le sens commun, éditions La Découverte, 2020, p. 16.

[2] La Revue Nouvelle, mai 1988, p. 87.

 

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